Chapitre 70
Le Sourcier passa en trombe la porte de la maison d’Edwin. Il vit des gens dans le hall d’entrée mais ne leur accorda aucune attention.
Alors qu’il s’engageait dans le long corridor mal éclairé, Jiaan le prit par le bras.
— Richard, attends !
— Que s’est-il passé ? Comment va-t-elle ?
— Elle vit toujours. Mon ami, elle a passé une phase critique…
Richard faillit s’en évanouir de soulagement. Il sentit des larmes rouler sur ses joues, mais il parvint à se ressaisir. Trop épuisé, il avait du mal à faire les choses les plus simples. Tourner un bouton de porte, par exemple, lui paraissait un effort surhumain.
— Mon pouvoir est revenu, je peux la guérir !
— Je sais, dit Jiaan. Du Chaillu aussi a retrouvé sa magie. Et tu dois la voir d’abord.
— Ça peut attendre. Soigner Kahlan est plus urgent.
— Non ! cria Jiaan.
Cet éclat surprit le Sourcier.
— Pourquoi ? Où est le problème ?
— Maintenant, la femme-esprit sait pourquoi elle est venue te voir. Elle a dit que tu ne devais pas toucher Kahlan avant d’avoir parlé avec elle. J’ai juré de dégainer mon épée pour t’empêcher de passer, si c’était nécessaire. Caharin, je t’en prie, ne me force pas à le faire !
Richard prit une grande inspiration pour tenter de se calmer.
— D’accord… Où est Du Chaillu ?
Jiaan guida Richard dans le corridor. En passant devant la chambre de Kahlan, le jeune homme regarda longuement la porte. Mais le Baka Tau Mana continua jusqu’à la suivante.
Ils entrèrent dans une pièce où Du Chaillu attendait, assise dans un fauteuil… un bébé blotti contre sa poitrine.
La femme-esprit sourit dès qu’elle aperçut Richard.
Très ému, il s’agenouilla devant le nourrisson endormi.
— Du Chaillu, il est magnifique !
— Elle, mon époux ! Je t’ai donné une fille !
Avec tout ce qui l’angoissait, le Sourcier n’eut aucune envie de polémiquer avec la femme-esprit au sujet de sa « paternité ».
— Je l’ai baptisée Cara pour rendre hommage à la femme qui a sauvé nos deux vies.
— Ce geste sera apprécié, j’en suis sûr…
— Richard, comment vas-tu ? demanda Du Chaillu. On jurerait que tu reviens du royaume des morts !
— En un sens, ce n’est pas faux… Jiaan m’a dit que tu as retrouvé ton pouvoir ?
— Oui, et tu dois t’y fier ! Tu sais que je peux sentir les sortilèges et les neutraliser…
— Du Chaillu, je suis content de te parler, mais je dois aller soigner Kahlan.
— Non ! Il n’en est pas question !
Richard se passa une main dans les cheveux.
— Je sais que tu veux m’aider, mais là, c’est du délire !
La Baka Tau Mana saisit le Sourcier par les pans de sa chemise.
— Richard, écoute-moi ! Je suis venue vers toi pour une raison bien précise, et maintenant, je la connais ! Ma mission est de t’épargner le chagrin de perdre Kahlan !
» On lui a jeté un sort qui est un piège mortel. Si tu tentes de la guérir, ton pouvoir déclenchera le sortilège, et elle mourra. C’était un moyen pour ses assassins de s’assurer qu’elle ne survivrait pas.
Richard s’efforça de ne pas exploser.
— Tu peux neutraliser les sorts, comme tu viens de le dire. Verna l’a senti dès qu’elle t’a vue. Du Chaillu, désamorce le piège, pour que je puisse soigner Kahlan !
— Mon pouvoir est impuissant contre cette sorte de magie, Caharin. Je ne peux pas le forcer à disparaître. Ce sort est accroché à Kahlan comme un hameçon à la gueule d’un poisson. Ta magie l’activera, et tu la tueras ! Tu m’entends, Richard le Sourcier ? Touche-la avec ton pouvoir, et ce sera la fin !
— Si tu as raison, que pouvons-nous faire ?
— Elle a survécu jusqu’à présent, et ça signifie qu’elle a une chance de se remettre. Il faut que tu t’occupes d’elle ! Elle doit guérir sans l’aide de la magie. Quand elle ira mieux, le sort se dissipera, comme finit par le faire l’hameçon dans le corps du poisson. Un jour, le piège ne sera plus dangereux. Mais à ce moment-là, elle n’aura plus besoin de ta magie…
— Je comprends… Merci du fond du cœur, Du Chaillu. Oui, merci pour tout !
La Baka Tau Mana enlaça Richard, le bébé serré entre eux.
— Nous devons partir d’ici, mon amie ! L’Ordre arrivera bientôt. Anderith n’est plus un endroit sûr pour nous.
— Edwin est un brave homme, mon époux. Il a préparé sa calèche pour que tu puisses partir avec Kahlan.
— Comment va-t-elle ? Est-elle consciente ?
— De temps en temps, elle se réveille un peu… Je l’ai fait boire et manger, et je lui ai donné des potions qui l’aideront. Elle est dans un état grave, mais elle a survécu. Kahlan se rétablira, j’en suis sûre !
Du Chaillu se leva, le bébé dans les bras, et conduisit Richard jusqu’à la chambre de l’Inquisitrice.
Épuisé, le Sourcier se laissa guider comme un enfant. Le cœur battant la chamade, il entra dans la pièce aux tentures tirées.
À la lueur d’une bougie, il vit que Kahlan reposait sur le dos, couverte jusqu’au menton.
Il la regarda… et ne la reconnut pas vraiment. Cette terrible vision lui coupant le souffle. Il dut lutter pour tenir sur ses jambes et refouler ses larmes.
Kahlan n’était pas consciente. Il lui prit la main mais n’obtint aucune réaction.
Du Chaillu vint se placer de l’autre côté du lit. Richard lui fit un geste qu’elle n’eut pas besoin d’explications pour comprendre. Avec une grande douceur, elle déposa le bébé dans les bras de Kahlan. Sans se réveiller, le nourrisson se blottit contre l’Inquisitrice.
Kahlan le serra contre elle et un sourire flotta sur ses lèvres.
À cet instant, Richard la reconnut pour de bon.
Une fois que Kahlan fut installée dans la calèche qu’Edwin avait fait spécialement aménager, tous sortirent de l’écurie.
Un ancien directeur nommé Linscott, resté fidèle à Winthrop, avait aidé à modifier la banquette et les roues du véhicule pour qu’il ne secoue pas trop sa passagère.
Comme Edwin, Linscott faisait partie d’un groupe qui avait tenté de s’opposer au gouvernement corrompu d’Anderith. Sans succès, à l’évidence. À présent, et sur l’insistance de Richard, ces hommes et ces femmes – pas si nombreux que ça – s’apprêtaient à quitter le pays.
Devant la maison, à l’ombre d’un cerisier, Dalton Campbell les attendait.
Aussitôt, Richard se prépara au combat. Mais l’Anderien ne semblait pas d’humeur agressive.
— Seigneur Rahl, dit-il, je suis venu vous voir partir avec la Mère Inquisitrice.
Le jeune homme jeta un coup d’œil à ses compagnons, qui semblaient ne plus rien comprendre.
— Et comment avez-vous su que nous étions ici ?
— C’est mon travail, seigneur. Tout voir et tout entendre… Enfin, ça l’était…
Linscott semblait prêt à sauter à la gorge de Campbell. Et Edwin aussi paraissait disposé à faire couler le sang.
Apparemment, Dalton s’en fichait.
Sur un signe de tête de Richard, Du Chaillu et Jiaan firent reculer tout le monde. Avec les maîtres de la lame à leurs côtés, la femme-esprit et son second ne tenaient pas un seul homme pour une véritable menace, mais ils se fiaient au jugement du Caharin.
— Seigneur Rahl, dit Dalton, en d’autres temps et d’autres circonstances, nous aurons pu être d’excellents amis.
— Désolé, grogna Richard, mais j’en doute.
Campbell haussa les épaules.
— Et vous avez peut-être raison… (Il tira de sous son bras une couverture pliée.) Un petit cadeau, pour vous aider à tenir chaud à votre épouse.
Désorienté par le comportement d’un homme qu’il tenait pour un ennemi, Richard le regarda poser la couverture sur le plancher de la calèche. S’il l’avait voulu, Dalton Campbell aurait pu leur faire de gros ennuis. À première vue, il n’était pas là pour ça…
— Je suis venu vous souhaiter bonne chance. J’espère que la Mère Inquisitrice sera vite rétablie, parce que les Contrées du Milieu ont besoin d’elle. C’est une femme de qualité, et je regrette d’avoir attenté à ses jours.
— Qu’avez-vous dit ? rugit Richard.
Le front ruisselant de sueur, Campbell semblait avoir du mal à tenir debout. Pourtant, il soutint bravement le regard du Sourcier.
— C’est moi qui lui ai envoyé des tueurs. Si votre pouvoir est revenu, seigneur, ne tentez surtout pas de la guérir. Une Sœur de l’Obscurité a jeté un sort qui tuera votre femme si vous la touchez avec votre magie. Elle devra se remettre seule…
Richard se demanda pourquoi il n’avait pas déjà étripé cet homme. Pour une raison qui le dépassait, il écoutait les aveux d’un criminel sans réagir.
— Si m’égorger vous tente, ne vous en privez pas, l’encouragea Campbell. Croyez-le ou non, mais je m’en fiche !
— Que racontez-vous là ? lança Richard.
— Votre femme vous aime. Choyez-la et remerciez chaque jour la vie de vous avoir fait ce cadeau.
— Ne vous a-t-elle pas offert le même ? Votre épouse…
— La pauvre chérie, coupa Campbell, n’en a hélas plus pour longtemps.
— Que voulez-vous dire ?
— Une terrible maladie frappe les prostituées de Fairfield. Par un curieux hasard, ma femme, le pontife, son épouse et moi l’avons contractée. Comme vous le voyez, les symptômes sont déjà apparents. D’après ce qu’on m’a dit, l’agonie est lente et douloureuse.
» Le pontife est désespéré. Sachant que cette façon de mourir le terrorisait depuis toujours, on aurait pu penser qu’il choisirait ses partenaires avec plus de discernement…
» Au fait, on m’a rapporté que les Dominie Dirtch étaient tombées en poussière. Selon moi, quand il arrivera, l’empereur Jagang sera très mécontent.
— Je l’espère bien…, souffla Richard.
Dalton eut un étrange sourire.
— Si me passer une épée à travers le corps ne vous dit rien, je vais vous quitter, à présent. Car voyez-vous, il me reste une ou deux choses à faire…
Richard répondit au sourire désabusé de Campbell.
— Une femme très sage, dit-il, m’a appris un jour que les tyrans ne seraient rien sans la complicité des gens ordinaires. Ce sont eux qui créent les monstres comme vous, Campbell ! S’ils refusaient de croire à vos mensonges, le monde serait différent…
» Vous pouvez partir sans crainte. Je vais opter pour la solution que mon grand-père choisirait, s’il était à ma place : vous laisser subir les conséquences de vos actes… Et cela vaut pour le peuple qui vous a soutenu !
Torturée par les courbatures, Anna se demandait si elle parviendrait un jour à remarcher. Enfermée dans sa malle, elle rebondissait contre les parois au gré des cahots de la route. Des coups de massue lui auraient fait à peine moins mal…
Si ça continuait, elle redoutait de devenir folle.
Comme pour lui épargner ce sort cruel, le chariot ralentit puis s’arrêta. Au bord des larmes, la Dame Abbesse en soupira de soulagement.
Quand quelqu’un ouvrit le couvercle de sa prison, elle inspira à pleins poumons l’air frais qui caressa ses narines comme le plus délicieux des parfums.
Sœur Alessandra aida la vieille dame à sortir de la malle.
Le chariot était garé dans une ruelle obscure déserte. À part la Sœur de l’Obscurité, il n’y avait personne alentour.
Cela changea très vite, mais la vieille femme qui trottinait sur les pavés jeta à peine un regard au chariot en le dépassant.
— Alessandra, tu peux me dire à quoi ça rime ?
— Dame Abbesse, je voudrais retourner vers la Lumière…
— Pardon ? Pour commencer, où sommes-nous ?
— Dans la cité où l’empereur entendait aller, Fairfield, si j’ai bien compris. J’ai convaincu le cocher de me laisser les rênes de votre chariot.
— Avec quels arguments ?
— Un solide coup de massue. Dame Abbesse.
— Je vois…
— Avec mon fichu sens de l’orientation, nous avons vite été séparées du reste de la colonne. Pour être franche, je crains que nous soyons perdues.
— Quelle poisse !
— Selon moi, ça me laisse deux solutions : chercher une patrouille de l’Ordre pour être ramenée au bercail, ou revenir vers la Lumière.
— Alessandra, si c’est une plaisanterie, elle ne m’amuse pas !
Sa façade se lézardant, la Sœur de l’Obscurité sembla sur le point d’éclater en sanglots.
— Dame Abbesse, par pitié, aidez-moi !
— Mon enfant, tu n’as pas besoin de mon secours. Le chemin de la Lumière passe par ton cœur.
Alessandra s’agenouilla devant Anna, toujours couverte de chaînes.
— Créateur bien-aimé, murmura-t-elle, je t’implore de me pardonner…
La Dame Abbesse écouta la prière de la Sœur de l’Obscurité. Puis elle la regarda embrasser son annulaire gauche. À sa grande surprise, aucun éclair ne vint foudroyer sa compagne après qu’elle eut ouvertement trahi et renié le Gardien.
Soulagée, Alessandra eut un sourire de petite fille.
— Dame Abbesse, je sens en moi la Lu…
Les yeux exorbités, la Sœur de l’Obscurité repentie se saisit la gorge à deux mains comme si elle ne pouvait plus respirer.
Anna parvint à sautiller jusqu’à elle.
— Mon enfant, c’est Jagang ? Il s’est introduit dans ton esprit ?
Alessandra réussit à hocher la tête.
— Jure fidélité à Richard ! Du fond du cœur ! C’est le seul moyen de chasser l’empereur de ta tête !
Alessandra s’écroula, eut de terribles convulsions et marmonna des mots que la Dame Abbesse ne comprit pas.
Puis elle cessa de trembler, respira beaucoup mieux, s’assit sur le plancher du chariot et regarda autour d’elle.
— Je suis libre, Dame Abbesse ! Jagang n’est plus dans mon esprit ! Le Créateur soit loué ! Oui, qu’Il soit loué !
— Ma fille, tu peux prier pendant des heures, si ça te chante. Mais avant, tu ne voudrais pas me débarrasser de mes chaînes ?
Alessandra s’empressa de libérer la Dame Abbesse. Puis elle la guérit de ses diverses meurtrissures, y compris à la mâchoire.
Rayonnante, Anna constata qu’elle pouvait de nouveau toucher son Han.
Les deux femmes désattelèrent les chevaux et leur improvisèrent des rênes avec les harnais du chariot.
Anna ne s’était pas sentie aussi heureuse depuis des siècles. Ensemble, elles allaient fuir très loin de l’Ordre Impérial !
Alors qu’elles chevauchaient vers le nord, pour sortir de la ville, elles débouchèrent sur une place bondée de monde. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, tous brandissant une chandelle…
Anna demanda ce qui se passait à une jeune femme qui rejoignait la procession.
— Nous manifestons pour la paix, répondit la fille aux cheveux noirs. Quand les soldats arriveront, nous leur montrerons qu’il y a d’autres solutions que la violence.
— À ta place, mon enfant, j’irais me cacher dans un trou de souris ! Ces hommes-là ne connaissent que le fer et le sang !
La jeune femme eut un sourire béat.
— Quand ils nous verront tous ensemble, le cœur plein d’amour et de paix, ils sauront que nous sommes trop puissants pour être vaincus par la haine et la colère !
Alors que la pauvre fille repartait vers son destin, Anna tira sur la manche d’Alessandra.
— Filons d’ici ! Il va y avoir un massacre !
— Dame Abbesse, ces malheureux sont en danger. Vous savez comment se comportent les soldats de l’Ordre. Tous les hommes seront éventrés, et les femmes…
— C’est bien ce que je disais : un massacre ! Hélas, nous n’y pouvons rien. Ils veulent la paix, et ils l’auront. Celle du repos éternel, pour certains, et celle de l’esclavage pour d’autres…
Elles finirent de traverser la place juste à temps.
Une minute plus tard, les soldats l’investirent… et ce fut pire que tout ce qu’Anna avait imaginé.
Les cris de terreur et de souffrance des hommes furent brefs. En revanche, ceux des femmes et des filles en âge d’être désirables retentirent longtemps aux oreilles des deux fuyardes.
Quand elles furent trop loin pour les entendre, en rase campagne, Anna retrouva la force de parler.
— Je t’avais dit qu’il fallait éliminer les Sœurs de la Lumière qui ont refusé de s’évader. Avant de fuir, as-tu accompli cette mission ?
— Non, Dame Abbesse, répondit Alessandra, le regard rivé sur la piste.
— Pourtant, tu savais que c’était nécessaire…
— Je veux retourner sous la Lumière du Créateur. M’aurait-il accueillie si j’avais pris des vies qui n’appartiennent qu’à lui ?
— En les épargnant, tu as condamné des milliers d’innocents. Une Sœur de l’Obscurité aurait agi ainsi. Comment être sûre que tu ne me mens pas ?
— Parce que je n’ai pas tué, justement ! Une Sœur de l’Obscurité aurait pris plaisir à abattre ces femmes. Dame Abbesse, je dis la vérité !
Si elle était vraiment revenue vers la Lumière – un événement inédit depuis la naissance du monde – Alessandra serait une précieuse source d’informations. Et un motif d’espoir pour le monde entier.
— Ou tu joues un jeu subtil, parce que tu es toujours dévouée au Gardien !
— Dame Abbesse, je vous ai aidée à fuir. Pourquoi ne me faites-vous pas confiance ?
Alors qu’elles s’engageaient dans les plaines, en direction du Pays Sauvage – et de l’inconnu –, Anna tourna la tête vers sa compagne.
— Après tous les mensonges que tu as proférés, ma fille, je doute de me fier entièrement à toi, même dans mille ans ! C’est la malédiction des menteurs. Quand on s’est coiffé de la couronne de la fourberie, on peut la retirer, mais on garde éternellement une marque sur le front.
Richard se retourna quand il entendit un roulement de sabots derrière lui. Kahlan reposait dans la calèche, et il marchait à côté, tenant les chevaux par la bride.
Depuis peu, le visage de la jeune femme ressemblait davantage à celui qu’il lui avait toujours connu.
Richard plissa les yeux, aperçut un uniforme rouge et se détendit.
Quand elle fut arrivée à la hauteur du véhicule, Cara sauta à terre, prit sa monture par les rênes et marcha à côté de son seigneur.
— Seigneur Rahl, j’ai dû voyager longtemps pour vous rattraper. Où allez-vous ?
— Chez moi.
— Chez vous ?
— Exactement !
— Et c’est où, si je puis me permettre ?
— En Terre d’Ouest, peut-être dans les montagnes, pas loin de Hartland. Je connais des endroits magnifiques, et voilà longtemps que je veux les montrer à Kahlan.
— Seigneur, que faites-vous de D’Hara et des Contrées du Milieu ? Tous ces innocents…
— Que veux-tu dire ?
— Eh bien, que deviendront-ils sans vous ?
— Ils se porteront très bien, crois-moi ! Je démissionne…
— Seigneur, comment pouvez-vous dire une chose pareille ?
— Cara, j’ai violé toutes les leçons du sorcier que je connais. Et je…
Richard renonça à se justifier. Tout ça ne l’intéressait plus.
— Où est Du Chaillu ? demanda la Mord-Sith.
— Je l’ai renvoyée chez les siens. Sa mission auprès de nous était accomplie… Au fait, elle a accouché. Une magnifique petite fille baptisée Cara en ton honneur.
La Mord-Sith ne put cacher sa satisfaction.
— Dans ce cas, je me réjouis qu’elle soit magnifique. Vous savez, certains bébés sont affreux !
— Eh bien, pas celui-là…
— La petite vous ressemble seigneur ?
Richard foudroya sa garde du corps du regard.
— Pas le moins du monde !
Cara jeta enfin un coup d’œil dans la calèche.
— Qu’est-il arrivé à la Mère Inquisitrice ? demanda-t-elle, soudain très pâle.
— J’ai failli la faire tuer…
La Mord-Sith n’émit aucun commentaire.
— Et pour toi, demanda Richard, tout s’est bien passé ?
— Des mésaventures sans intérêt… Des crétins m’ont capturée, un peu après la frontière d’Anderith, mais ils n’ont laissé mon Agiel. Quand mon pouvoir est revenu, je leur ai fait regretter d’être nés !
Richard sourit. Ca, c’était la bonne vieille Cara qu’il connaissait !
— Après, je les ai tués, ajouta-t-elle, soucieuse de précision.
Elle sortit de sa poche le goulot cassé d’une bouteille noire encore muni de son bouchon à filigrane d’or.
— Seigneur, j’ai échoué, car je n’ai pas pu ramener votre épée. Mais j’ai quand même réussi à casser la bouteille avec, dans la Forteresse du Sorcier. (La Mord-Sith s’immobilisa, ses yeux bleus pleins de larmes.) Seigneur, je suis désolée. J’ai fait de mon mieux, mais je n’ai pas été à la hauteur !
Richard s’arrêta aussi et passa un bras autour des épaules de Cara.
— Tu te trompes, mon amie. Nous avons pu restaurer la magie parce que tu as cassé cette bouteille.
— Vraiment ?
— Vraiment ! Tu as fait ce qu’il fallait, et je suis fier de toi.
Ils recommencèrent à marcher.
— Alors, seigneur, dans combien de temps serez-vous chez vous ?
Avant de répondre, Richard réfléchit un long moment.
— Kahlan est ma famille, donc mon foyer est l’endroit où nous sommes ensemble. Tant que je resterai avec elle, toutes les terres du monde seront ma patrie.
» Cara, c’est terminé. Rentre chez toi. Je te libère de ton serment.
La Mord-Sith s’arrêta.
Pas Richard.
— Seigneur, je n’ai pas de famille. Tous les miens sont morts…
Richard se retourna. Il ne vit plus une Mord-Sith, mais une femme seule et perdue au cœur brisé.
Il lâcha la bride des chevaux, alla la chercher, lui passa une main autour des épaules et l’amena avec lui.
— Nous les remplacerons, Kahlan et moi… Nous t’aimons, tu le sais bien. Que dirais-tu de venir avec nous ?
Cara fut visiblement soulagée. Mais il n’était pas question qu’elle soit indigne de sa réputation.
— Chez vous, il faudra tuer des gens ?
— J’espère bien que non, répondit Richard avec un petit sourire.
— Alors, qu’est-ce que j’irais y faire ? (Voyant que son seigneur continuait à sourire, la Mord-Sith insista :) Je pensais que vous vouliez conquérir le monde. Et j’attendais avec impatience de vous voir jouer les tyrans ! Vraiment, vous êtes fait pour ça, seigneur ! La Mère Inquisitrice serait d’accord avec moi. À deux contre un, nous gagnons !
— Le monde ne veut pas de moi, Cara. Les gens ont voté et ils m’ont renvoyé dans ma forêt natale.
— Un vote ! Quelle idée stupide !
— Crois-moi, je ne suis pas pressé de recommencer…
Cara se tut un long moment, comme si elle savourait le bonheur de marcher à côté de son… ami.
— Vous n’aurez pas la paix, vous savez. Les D’Harans sont liés à vous et ils vous trouveront. Les autres aussi, tôt ou tard. Vous êtes le seigneur Rahl !
— Nous verrons bien, Cara…
— Richard ? appela soudain une voix tremblante.
Kahlan s’était réveillée.
Richard arrêta les chevaux, se pencha vers la banquette où reposait sa compagne et lui prit la main.
— Qui est avec nous ? demanda l’Inquisitrice.
— C’est moi ! répondit Cara en se penchant aussi. Il était temps que je revienne ! Vous voyez ce qui vous arrive quand je ne suis pas là pour veiller au grain ?
Kahlan trouva la force de sourire. Puis elle lâcha la main de Richard et prit celle de la Mord-Sith.
— Contente de te revoir…, murmura-t-elle.
— Le seigneur Rahl dit que j’ai sauvé la magie ! Vous imaginez ? Quelle imbécile je suis ! J’avais une chance d’en finir avec cette horreur, et je n’en ai pas profité !
Kahlan sourit de nouveau.
— Comment vas-tu ? lui demanda Richard.
— Atrocement mal…
— Allons, ça n’a pas l’air terrible, dit Cara. J’ai vu bien pire !
— Tu te remettras vite, souffla Richard. Je te le jure, et les sorciers tiennent toujours leurs promesses.
— J’ai froid…, murmura Kahlan.
Voyant qu’elle claquait des dents, Richard ramassa la couverture offerte par Dalton Campbell.
L’Épée de Vérité en tomba.
Le Sourcier la regarda fixement.
— Votre arme aussi est revenue, dirait-on, souffla Cara.
— Il semble bien, oui…
Fin du tome 5